Usage sérieux ou non usage pour justes motifs dans le domaine pharmaceutique : la quadrature du cercle ? de quoi tousser un peu..
Une marque confère à son titulaire un monopole d’exploitation, lui permet de distinguer ses produits et services sur le marché, de fédérer la clientèle et de porter les valeurs économiques et financières de l’entreprise.
1- Le Principe : la protection d’une marque n’est justifiée que lorsque celle-ci-est exploitée. La législation française (voire globalement EU) accorde au titulaire d’une marque un délai de « grâce » de 5 ans à partir de sa date d’enregistrement afin de mettre en place cette exploitation. Si la marque n’est pas exploitée pendant un délai ininterrompu de 5 ans, le titulaire risque d’être déchu de ses droits.
De manière générale, l’usage de la marque doit correspondre à sa forme enregistrée (ou à une variante n’altérant pas le caractère distinctif du signe), pour des produits et/ou services visés dans l’enregistrement et doit être « sérieux ». Ainsi, il ne doit pas s’agir d’un usage symbolique visant uniquement à maintenir les droits conférés par la marque, mais d’un usage effectif, conforme à la fonction essentielle de celle-ci, laquelle est de garantir aux consommateurs l’identité d’origine des produits ou des services désignés, afin de créer ou de conserver un débouché pour ces produits ou ces services. En outre, la marque doit être utilisée publiquement et vers l’extérieur dans le cadre d’une activité commerciale exercée en vue d’obtenir un avantage économique. L’usage à titre privé ou purement interne au sein d’une entreprise ne constitue pas un usage sérieux.
L’appréciation du caractère sérieux de l’usage de la marque s’effectue in concreto en tenant notamment compte des usages considérés comme justifiés dans le secteur économique concerné, la nature des produits ou des services ou encore les caractéristiques du marché.
2- L’exception : En absence d’une exploitation réelle et sérieuse, le seul moyen pour le titulaire d’échapper à la déchéance de sa marque est de démontrer l’existence de « justes motifs » de non-usage de celle-ci.
Le droit prétorien a posé trois conditions cumulatives pour justifier le non-usage d’une marque. L’empêchement doit être indépendant de la volonté du titulaire, présenter une relation suffisamment directe avec la marque et rendre impossible ou déraisonnable l’usage de celle-ci.
L’exception de justes motifs est interprétée de manière très stricte. Outre les cas comme les restrictions à l’importation ou les prescriptions des pouvoirs publics, mentionnés dans l’Accord ADPIC1.
les tribunaux ont pu admettre quelques exceptions peu nombreuses, comme par exemple des litiges en cours (mais uniquement dans des cas très particuliers) ou encore l’attente de la réponse de l’Agence du médicament à une demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM). En revanche, les difficultés financières ou encore les problèmes de santé ne sont pas considérés comme des justes motifs.
3- La spécificité : Le secteur pharmaceutique est particulièrement sensible à la problématique d’usage. En effet, un médicament ne peut être commercialisé tant que l’AMM n’a pas été délivrée par l’autorité compétente. Par ailleurs, la réglementation interdit toute publicité pour des médicaments qui ne bénéficient pas encore d’une AMM, de sorte qu’elle interdit tout acte de communication extérieure.
Afin d’obtenir une AMM, un laboratoire pharmaceutique doit présenter un dossier regroupant notamment les résultats d’essais cliniques (notamment avec les premiers essais chez l’homme). Ces derniers se déroulent généralement en trois phases et sont parfois susceptibles de prendre plusieurs années.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a eu l’occasion de se prononcer sur l’interprétation des notions d’« usage sérieux » et de « juste motif pour non-usage » d’une marque pharmaceutique2.
La question à trancher était double :
- l’usage d’une marque pharmaceutique dans le cadre d’un essai clinique en vue d’obtention d’une AMM constitue-t-il un usage sérieux ?
- La réalisation d’essaie clinique peut-elle constituer un juste motif de non-usage d’une marque
pharmaceutique ?
1Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, adopté le 15 avril 1994
2CJUE, C-668/17, 3 juillet 2019, Viridis Pharmaceutical Ltd c. EUIPO, Hecht-Pharma GmbH
Les faits :
Ce différent a impliqué la marque de l’Union européenne « Boswelan » de la société Viridis Pharmaceutical Ltd, déposée le 30 septembre 2003 en classe 5 pour des « produits pharmaceutiques et produits de soins de santé ».
L’enregistrement de la marque est intervenu le 24 avril 2007.
En octobre 2010, Viridis a introduit une demande d’essai clinique relatif à un médicament destiné à être désigné sous la marque en question pour le traitement de la sclérose en plaques.
Le 8 novembre 2013 la marque « Boswelan » a été actionnée en déchéance par la société Hecht-Pharma et Viridis a été déchue de ses droits par la Division d’annulation de l’EUIPO pour l’ensemble des produits enregistrés.
La décision prononçant la déchéance de la marque a fait l’objet de recours successifs introduit par Viridis auprès de la Chambre de recours de l’EUIPO, auprès du Tribunal et enfin auprès de la CJEU.
Les Arguments avancés par Viridis
En substance, Viridis a fait valoir deux séries d’arguments :
- d’une part, l’usage de la marque « Boswelan » avait lieu dans le cadre d’un essai clinique, effectué afin de compléter la demande d’AMM. Viridis a soutenu qu’il s’agissait bien d’un usage public et orienté vers extérieur, du fait de la livraison de 400 000 capsules sous le nom de « Boswelan » à une clinique universitaire, à leur facturation par une entité tierce ayant agi comme intermédiaire et au recrutement de volontaires pour participer aux essais dont les données publiques mentionnaient la marque « Boswelan ». L’absence d’AMM interdisant à ce stade toute autre commercialisation ou communication, ces actes d’usage devaient donc être considérés comme suffisants pour conclure à un « usage sérieux ».
- d’autre part, une demande d’essai clinique auprès des autorités compétentes avait été déposée par Viridis en octobre 2010 et approuvée en mars 2011. A compter du dépôt d’une telle demande, il existait donc un juste motif pour le non-usage, dès lors que l’essai clinique avait été conduit diligemment et sérieusement après son autorisation. A cet égard, Viridis a soutenu que des volontaires avaient été recrutés pour participer à cet essai, qui devait commencer en automne 2011. Néanmoins, compte tenu de la spécificité des critères de sélection des candidats à l’essai, le recrutement de ces derniers aurait été plus long qu’initialement prévu et il n’était pas envisageable que l’étude fût terminée avant la moitié de l’année 2013. Par ailleurs, d’importantes sommes d’argent avaient été investies dans le projet. Ces éléments démontraient que l’essai clinique avait été mené avec sérieux et que le fait que la mise sur le marché n’avait pas encore été réalisée ne pouvait être imputé au manque de diligence de Viridis.
La Réponse de la Cour
L’ensemble de ces arguments a été rejeté par les instances européennes, position confirmée par la CJUE :
En premier lieu, il a été considéré que l’usage sérieux de la marque « Boswelan » n’était pas démontré pour les raisons suivantes :
- l’absence de toute commercialisation du produit sur le marché ;
- une commercialisation imminente n’avait pas été démontrée, aucun des éléments produits par Viridis ne permettant de constater que l’essai clinique était sur le point d’aboutir ;
- l’utilisation de la marque « Boswelan » dans le cadre d’un essai clinique ne pouvait être assimilée à une mise sur le marché, mais devait être considérée comme étant de nature interne, car s’étant déroulée hors de la concurrence, au sein d’un cercle restreint d’intervenants, et sans viser à obtenir ou à conserver des parts de marché.
En second lieu, il a été jugé que les actes et les événements avancés par Viridis se situaient dans son champ d’influence et relevaient du domaine de sa responsabilité dans la mesure où :
- la demande d’essai clinique de Viridis était intervenue plus de trois ans après l’enregistrement de la marque « Boswelan » ;
- les difficultés liées au recrutement des candidats à l’essai résultaient d’un investissement insuffisant consenti par Viridis au regard des spécificités du secteur pharmaceutique. En sa qualité de professionnel du secteur concerné, Viridis ne pouvait ignorer ces difficultés inhérentes au développement d’un nouveau produit pharmaceutique.
- le dépôt à titre de marque du nom d’un médicament qui est encore en phase d’élaboration et est soumis à des essais cliniques n’est pas une obligation légale, mais un choix du titulaire. La société Viridis avait fait le choix de protéger très tôt une marque, en dépit des fortes incertitudes tant sur la date que sur la possibilité de commercialisation du médicament qui n’était qu’en phase de développement.
Ainsi, sans exclure la possibilité qu’un essai clinique puisse constituer un juste motif de non-usage, la CJUE a considéré que le temps écoulé entre la date d’enregistrement de la marque et celle du lancement de l’essai clinique, la durée de celui-ci et les moyens financiers consentis relevaient de la sphère de responsabilité du titulaire et ne pouvaient être qualifiés d’obstacles indépendants de sa volonté.
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Le développement d’un produit pharmaceutique et sa mise sur le marché étant strictement réglementés et prenant plusieurs années, le délai de grâce de 5 ans peut s’avérer insuffisant pour lancer la commercialisation.
Si les tribunaux admettent généralement que l’attente d’une AMM peut constituer un juste motif de non usage, puisqu’une fois cette demande déposée, le titulaire n’a plus aucune emprise sur la phase de son instruction qui dépend entièrement de l’autorité compétente, tel n’est pas forcément le cas pour un essai clinique dont le déroulement dépend en principe des efforts et des investissements consentis par le titulaire.
Il est donc important de se poser la question sur le bon timing pour procéder au dépôt de la marque associée sachant que
- l’on est un peu rassuré lorsque sa marque n’est pas encore a minima enregistrée avant d’être lancée sur le marché et qu’un enregistrement prend plusieurs mois (voire des années s’il y a des oppositions)
- les démarches en vue de la demande d’une AMM sont longues et fastidieuses
- le délai pour l’obtention de l’AMM n’est pas garanti
- une AMM a une durée limitée et devient caduque si elle n’est pas utilisée au bout de trois ans..
Beaucoup de paramètres à considérer et ordonner dans un calendrier long mais serré tout à la fois et qui varient selon les pays.
Notre groupe est là pour vous accompagner dans la recherche et le choix de vos marques et élaborer avec vous une stratégie de dépôts dans un timing approprié.
Tetyana Delory est Conseil en Propriété Industrielle et Conseil Européen en Marques, Dessins et Modèles. Elle a 9 ans d’expérience en cabinets de conseil et exerce au sein du Groupe Santarelli depuis décembre 2019. Elle conseille et assiste une clientèle de profil varié – allant des grands groupes aux PME – dans de la gestion de ses portefeuilles et la défense de ses droits tant en France qu’à l’international.