Samsung vs. Ericsson – Licence FRAND : forum shopping et anti-suit injunction
Un exemple instructif de l’arsenal défensif dont disposent les titulaires de SEPs.
L’affaire concerne Ericsson et Samsung, fabricants réputés de terminaux mobiles et contributeurs actifs dans les diverses normes de téléphonie mobile, 2G, 3G, 4G, 5G. Un accord de licence croisée entre ces deux sociétés expirait fin décembre 2020.
Choix des tribunaux
Faute d’avoir pu trouver un terrain d’entente dans le renouvellement de cet accord, Ericsson a déposé plainte contre Samsung le 11 décembre 2020 devant un tribunal américain (District Est du Texas). Dans cette plainte, notifiée à Samsung, il est fait grief à cette dernière d’avoir « manqué à son obligation de concéder une licence sur ses brevets essentiels aux standards (« SEP ») à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires (« FRAND ») conformément à l’engagement de Samsung auprès de l’Institut européen des normes de télécommunications (« ETSI ») ».
C’était sans compter sur Samsung qui, dans la course au meilleur tribunal (forum shopping), avait déjà miné le terrain à l’insu de son concurrent. Elle avait en effet engagé, dès le 7 décembre 2020 et devant une juridiction préférée : le Tribunal populaire intermédiaire de Wuhan (Province Hubei, Chine), une action aux fins de déterminer les termes d’une licence FRAND entre les parties. Mais, c’est essentiel, elle avait, comme la procédure chinoise le permet, secrètement caché cette action à Ericsson, attendant de l’utiliser quand bon lui semblerait.
Il n’a pas fallu attendre longtemps. Le 25 décembre 2020, Samsung a sollicité et obtenu ex parte, du même Tribunal chinois, une injonction anti-poursuites (anti-suit injunction – ASI – institution de common law visant à bloquer une action à l’étranger en interdisant au défendeur d’introduire ou de poursuivre l’action sous peine de sanction) pour tenter de bloquer l’action US engagée par Ericsson. L’injonction anti-poursuites ASI a été notifiée à Ericsson le même jour. On a beau reconnaître une certaine agilité dans la manœuvre (connue comme l’appellation de « sous-marin Wuhan »), il y a cadeau de Noël plus agréable ! L’ASI interdit à Ericsson d’engager ou de poursuivre, en Chine ou ailleurs, des actions (incluant la détermination des termes d’une licence FRAND) contre Samsung et de demander réparation sur la base des SEPs 4G et 5G impliqués dans le litige, aussi longtemps que le tribunal chinois n’aura pas statué au fond. D’importantes pénalités financières sont prévues en cas de non-respect des interdictions.
Avec son sous-marin Wuhan, Samsung pensait avoir stoppé net les velléités d’Ericsson sur le territoire US.
Une injonction ASI trop invasive et déséquilibrée
Mais Ericsson a, en urgence le 28 décembre 2020, sollicité à nouveau le tribunal US aux fins d’obtenir une ordonnance restrictive temporaire de l’ASI chinoise ainsi délivrée et d’obtenir une ordonnance anti-interférence visant à interdire Samsung de faire exécuter cette injonction et ainsi interférer avec l’action US en cours. En d’autres termes, Ericsson sollicitait une injonction anti-anti-poursuites (anti-anti-suit injunction – AASI).
L’ordonnance restrictive temporaire a été obtenue le jour même, permettant au tribunal US de statuer sur la demande d’injonction anti-anti-poursuites AASI à brefs délais. L’audience s’est tenue le 7 janvier dernier. L’enjeu était de savoir si la stratégie de blocage de Samsung saurait prospérer.
L’avis et l’interdiction provisoire du Juge Gilstrap ont été rendus le 11 janvier : les deux affaires chinoise et US relèvent de questions différentes ; l’ASI est inéquitable ; il est préférable de permettre aux deux actions d’être traitées sans interférence ; ainsi une ordonnance anti-interférence peut ainsi être délivrée au profit d’Ericsson. L’action US peut se poursuivre.
Sur le fond, le Juge Gilstrap a décidé d’évaluer la pertinence de délivrer une AASI en utilisant le test jurisprudentiel applicable aux ASI, à savoir une série de quatre critères alternatifs, les Unterweser factors.
Si l’ordre des actions engagées respectivement par Samsung en Chine et Ericsson aux US n’est pas déterminant dans cette évaluation, le Juge Gilstrap considère en revanche que celles-ci portent sur des questions légales différentes : en Chine, la détermination des termes d’une licence FRAND sur brevets SEPs 4G et 5G, et aux US, l’évaluation du respect du comportement FRAND des parties lors des négociations précontentieuses. Aussi, selon le Juge, l’ASI chinoise prive les tribunaux fédéraux d’exercer leur compétence. Le premier critère (the foreign litigation would frustrate a Policy of the Forum Issuing the Injunction) est rempli.
Dans l’examen du deuxième critère (the foreign litigation would be vexatious or oppressive), le Juge Gilstrap relève tout d’abord que Ericsson n’ayant pas été notifié de l’action chinoise, elle était légitime à introduire son action devant les tribunaux US. Il relève aussi que l’ASI chinoise introduit une iniquité au détriment d’Ericsson dans la mesure où cette dernière serait privée de son droit d’obtenir réparation pour toute demande légitime au regard du droit US. Enfin, les deux affaires américaine et chinoise portant sur des questions légales différentes, elles n’ont aucun implication réciproque : Samsung ne souffrirait donc pas de la poursuite de l’action US déjà engagée, et ainsi, puisque le tribunal chinois peut juger sur la question chinoise, le Tribunal US devrait pouvoir en faire de même sur la question US. Le Juge conclut ainsi que l’ASI chinoise est vexatoire ou oppressif.
Le troisième critère (the foreign litigation would threaten the issuing court’s in rem or quasi in rem jurisdiction) examiné se révèle non pertinent.
Quant au quatrième critère (the foreign litigation would cause prejudice or offend other equitable principles), le Juge Gilstrap note, d’une part, que Samsung a aussi déposé une plainte le 7 janvier 2021 à la Commission du Commerce International (ITC) contre Ericsson pour contrefaçon de ses brevets SEPs 4G et 5G alors même qu’Ericsson serait interdit d’agir de la sorte en application de l’ASI chinoise. Aussi, accepter cette dernière serait, selon le Juge Gilstrap, inéquitable et hypocrite. Le Juge relève, d’autre part, que les pénalités financières prévues par l’ASI pèsent uniquement sur Ericsson et constitue un levier économique injuste. Les principes d’équité sont donc bafoués.
Trois des quatre critères justifient ainsi qu’une ordonnance de non-interférence soit émise à l’encontre de Samsung. Celle-ci l’interdit d’interférer avec l’action en cours ou toute autre action engagée par Ericsson aux fins de faire valoir ses droits de brevet US. L’ordonnance prévoit également une indemnisation par Samsung à Ericsson pour le cas où la firme coréenne dernière solliciterait les pénalités financières prévues par l’ASI chinoise pour la tenue de ces diverses actions US.
Samsung, perdant en apparence seulement
Cette décision largement favorable à Ericsson (cette décision ne fait pas droit à toutes les demandes d’Ericsson, certains jugées trop larges car interférant avec la procédure chinoise) n’est pas nécessairement un camouflet pour Samsung et sa stratégie osée. Elle a su tirer profit des particularités du système judiciaire chinoise.
D’autres juridictions avaient cependant déjà adopté des positions similaires visant par exemple pour un juge français à demander le retrait d’une ASI trop invasive eu égard aux droits de brevet FR de la demanderesse (IPcom GmbH vs. Lenovo, TGI Paris, 8 novembre 2019 – confirmé en appel CA Paris, 3 mars 2020).
En suivant le raisonnement du Juge Gilstrap, il est légitime d’attendre du juge US qu’il se cantonne à la seule question du comportement FRAND des parties pour ne pas interférer avec l’action chinoise. Mais qu’adviendra-t-il si cette question du comportement nécessite d’évaluer certains termes de la licence FRAND ?
On peut finalement s’attendre à ce que les termes de la licence FRAND, y compris l’Ô combien important taux de redevance, soient déterminés in fine par le tribunal chinois. Là est peut-être le succès principal de Samsung. Encore faudra-t-il que le jugement chinois rejoigne les attentes de Samsung et que la question de la compétence d’un seul tribunal à déterminer de façon universelle les termes d’une licence FRAND soit tranchée favorablement.
Sources :
“The Wuhan Submarine surfaces at Christmas, to be met by a Texan TRO”, by Richard Vary, 12-2020
“Wuhan and Anti-Suit Injunctions”, by Mark Cohen, 28-12-2020
Augustin Le Tourneau, Associé, Conseil en Propriété Industrielle et Mandataire agréé près l’OEB.