Passé de mode ? de l’importance de la bonne constitution et de la préservation des archives
On dit souvent que « la mode est un éternel recommencement … ».
L’ADN d’une Maison : S’il est un domaine de la mode qui est devenu au cours de cette dernière décennie un enjeu d’importance, si ce n’est vital, pour les acteurs de cette industrie, c’est celui des archives.
Les archives de mode ont vocation à garder trace du patrimoine créatif, esthétique, artistique, d’une Maison de couture ou de prêt-à-porter. Quel directeur artistique ne s’est pas plongé dans les sources de sa Maison pour s’imprégner de l’ADN de la griffe, y puiser son inspiration, qu’il s’agisse de relancer – ré-éditer des modèles anciens (qui ont déjà pu être iconiques), ou de les réinterpréter, réinventer, aux goûts et techniques du jour en les « twistant » avec talent pour les moderniser. Ces nouvelles créations bénéficient d’une valeur ajoutée en ce qu’elles portent en elles-mêmes le sceau de l’héritage de la Maison et apparaissent en cela désirables aux yeux de la clientèle qui, à la recherche d’authenticité, y voit un signe d’appartenance et de reconnaissance.
Il est aussi fait référence au patrimoine d’une Maison pour renvoyer à son savoir-faire (notamment artisanal) et à sa transmission, pour faire rayonner sa marque en renforçant son image, son prestige, son succès, au terme d’une communication affûtée et, jeter un pont entre hier et aujourd’hui, nourrissant ainsi son « story-telling » auprès d’un public qui y est sensible. Force est de constater que le monde de la mode se réfère de plus en plus à ses créations passées.
UNE NECESSITE JURIDIQUE : Si les Maisons ont compris l’intérêt qu’offre un tel patrimoine notamment sur le plan de la création, pour créer un discours de vente et renforcer une culture d’entreprise, on peut parfois regretter qu’elles n’aient pas toujours conscience de l’importance qu’il peut également revêtir sur le plan juridique.
Les archives sont à même de fournir des « munitions » aux Juristes et à leurs Conseils sur les questions de protection, mais également de défense, des droits sur leurs créations, modèles, collections, passées, présentes et futures. Elles s’avèrent être un atout considérable dans la défense de leurs intérêts au quotidien pour étayer leurs arguments lorsqu’elles rencontrent des difficultés en matière de propriété intellectuelle.
Au lieu d’évoquer, dans le cadre de cette newsletter, la question plus classique de l’arsenal de protection pour les créations de mode, il nous est apparu plus intéressant d’aborder le sujet des archives assez peu discuté dans notre matière malgré les bénéfices que les Maisons peuvent en tirer pour consolider les droits sur cet actif immatériel que constitue leur fonds patrimonial si essentiel aux industries de la mode et de la parure.
LA DEFINITION : Aux termes de l’article L. 211-1 du Code du patrimoine, les archives s’entendent de « l’ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité ».
En matière de mode, il peut s’agit de l’ensemble des documents, objets et matériaux qui retracent ce qui a été imaginé, confectionné, présenté et commercialisé au cours de la vie d’une Maison. Ils constituent un bien précieux s’ils ont été conservés, retrouvés, inventoriés, protégés et valorisés en son sein.
UNE MOYEN DE PREUVE INESTIMABLE : Ces documents pourront être utilisés à titre de preuves dans le cadre de l’acquisition et de l’exercice des droits de propriété intellectuelle portant sur les créations, modèles, collections, etc, que souhaite protéger une Maison.
EN DROIT D’AUTEUR OU DESSINS ET MODELES : Les archives sont indispensables pour prouver l’existence de droits d’auteur en établissant l’identité de l’auteur et en donnant une date certaine. En France, à l’instar d’autres pays, le droit d’auteur découle du simple fait de la création (sous réserve, notamment, de l’originalité de l’œuvre) et il n’y a pas de procédure d’enregistrement auprès d’un Office délivrant un titre. Il convient donc de se ménager des éléments de preuve pour être en mesure de prouver l’existence de tels droits.
Ces documents permettent notamment d’identifier la ou les personnes à l’origine de, ou ayant pu contribuer à, la conception, réalisation, des modèles et collections et éventuellement à s’assurer que leurs droits d’auteur ont été cédés au profit de la Maison.
Les archives permettent aussi d’établir une date de création, voire de première divulgation au public de l’oeuvre et ainsi d’étudier son éventuelle protection au titre d’un droit de dessins et modèles.
Pour les nouveaux modèles inspirés, en tout ou partie, à partir des précédentes réalisations de la Maison, les archives permettront d’établir un lien de continuité avec celles-ci, ses caractéristiques, en faisant référence à ses codes, de sorte que le public puisse leur en attribuer directement l’origine.
EN MARQUE : Les archives sont également de première importance, en matière de marques, pour tenter de surmonter des objections émanant des Offices tenant à une prétendue absence de distinctivité de la marque déposée au motif que le signe dont la protection est demandée se confondrait, par exemple, avec l’aspect des produits revendiqué(s) dans le dépôt. Cela est le cas particulier des marques de motifs (tels qu’un imprimé, la surface d’une matière). Pour démontrer, au contraire, qu’un tel signe satisfait au nécessaire caractère distinctif, qu’il se différencie des normes ou des habitudes du secteur et du marché dont les produits relèvent, la déposante pourra produire toute pièce issue de son fonds patrimonial, permettant de montrer en quoi il se différencie des produits sur lesquels il sera associé ou apposé, qu’il contient des éléments caractéristiques, un caractère marquant ou accrocheur susceptible de lui conférer à tout le moins un degré minimal de distinctivité.
Ces éléments peuvent également venir étayer l’argument selon lequel le signe contesté a acquis, à la date du dépôt, un caractère distinctif en raison de l’usage qui en a été fait et prouver qu’il est apte à identifier l’origine commerciale des produits auprès du public et que partant, il remplit la fonction essentielle de la marque.
Cela présente un intérêt pratique lorsqu’il s’agit de consolider, par exemple, la protection via cet instrument, auquel il n’avait pas été jusqu’alors recouru dans le pays d’origine et/ou à l’étranger (sachant que les législations varient, sont plus ou moins sévères et non homogènes), qui peut se cumuler à celle conférée par d’autres droits (tel qu’un droit d’auteur), et sous réserve d’en remplir les conditions de validité.
A TITRE DEFENSIF : L’autre domaine dans lequel les archives sont fort précieuses est celui de la défense des droits de propriété intellectuelle lorsque ceux-ci se retrouvent en conflit entre différents opérateurs. Le contentieux de la contrefaçon en est un bon exemple. En attaque, le titulaire devra établir et prouver l’existence de ses droits antérieurs sur ses créations, modèles, collections, en invoquant par exemple ses droits d’auteur, de dessins et modèles, pour faire cesser des actes confrefaisants de tiers et le trouble y afférent.
Pour faire échec à une réclamation et/ou une action, une Maison pourrait notamment exciper, en défense, qu’elle détient l’antériorité sur les modèles argués de contrefaçon ou faire valoir une absence de suivisme ou de parasitisme eu égard au modèle opposé.
De même, elle pourrait contester la validité des droits détenus/invoqués par un tiers sur un modèle en se prévalant d’une antériorité pertinente, destructrice de la condition de nouveauté attaché au modèle en cause, que ce soit à l’occasion d’une action en nullité dirigée contre ledit modèle ou d’une demande reconventionnelle soulevée en défense dans le cadre d’une action en contrefaçon.
Très souvent, l’issue du procès dépend largement des éléments de preuve versés aux débats. Plus les pièces sont nombreuses, datées et revêtent une réelle force probante, plus le dossier sera solide et les chances de succès meilleures.
De même, les archives peuvent être des outils indispensables pour étayer des dossiers de notoriété visant à faire reconnaitre la renommée des marques d’une Maison auprès des Offices et/ou des tribunaux. Ce statut résultera notamment de leur ancienneté, leur prestige, d’un savoir-faire reconnu, de produits iconiques, du talent de leurs fondateurs et directeurs artistiques successifs, d’une consécration publique et d’un succès commercial avéré, obtenus au cours de son existence. Une telle reconnaissance vient toujours renforcer la défense des droits d’une Maison a fortiori dans les dossiers où les chances peuvent être mitigées. Elle doit être recherchée autant que possible.
EN TERMES DE COMMUNICATION : Une communication à destination du public sur l’ancienneté / l’antériorité de ses créations, modèles, afin de contextualiser le lancement de nouveaux produits dans le sillage desquels ils s’inscrivent, peut constituer un facteur de dissuasion vis-à-vis des tiers pour ne pas réagir à leur encontre, faute de pouvoir arguer valablement de l’existence de droits antérieurs pertinents.
UN ACTIF INVESTIMABLE A CONSTITUER ET CONSERVER, AVEC DES ELEMENTS DATES: Il convient, enfin, de noter que les archives constituent aussi un actif immatériel de premier ordre en cas de cession de la Maison et que l’existence d’un fonds patrimonial riche et complet ne saurait qu’inciter des investisseurs en vue de la poursuite et du développement de son activité, de sa renommée et de son « brand equity ». Cet aspect ne devrait pas être négligé vu l’importance de la valeur, notamment pécuniaire, attachée à ce patrimoine.
Idéalement, les Maisons devraient, dès le départ (i.e. : y compris et surtout pour leurs toutes premières collections), s’engager dans la voie d’une patrimonialisation de leurs fonds en constituant des archives renseignées et pérennes. Elles doivent s’assurer que les documents de travail, les objets, matériaux, sont conservés, inventoriés et préservés pour passer du quotidien à l’histoire et pouvoir être in fine valorisés.
S’ils sont d’emblée disponibles, ils pourront être mis à disposition du Juridique pour les besoins des dossiers et seront un gain de temps et d’argent.
En revanche, lorsque cela n’est pas le cas ou, lorsqu’il y a des trous dans l’historique, il sera dans son intérêt, y inclus pour des raisons juridiques, de reconstituer ce patrimoine auprès de sources externes. Cela peut passer par la mise en œuvre de recherches historiques, d’enquêtes de marché, de l’achat de pièces ou objets auprès de spécialistes vintage, de particuliers, de musées, voire à l’occasion de ventes aux enchères. Cette constitution d’archives a posteriori entrainera un coût non négligeable, avec des contraintes temporelles, et avec le risque de non exhaustivité sur les renseignements recherchés lorsqu’il s’agit de remonter le temps à des époques où il n’y avait pas de dématérialisation ….
Quand bien même cela nécessite des ressources humaines, matérielles et financières significatives, les Maisons sont vivement appelées à se doter de moyens adéquats pour entrer dans une logique et démarche de « archive management et de préservation » de l’asset intangible que constitue leur patrimoine à date. Savoir conserver, organiser, cataloguer, gérer, protéger des archives devient un passage incontournable aujourd’hui.
A la question de savoir que garder, on pourra conseiller de rassembler tout ce qui peut reconstituer la genèse d’un modèle, d’une collection, de son contexte de création, de diffusion et de commercialisation. Autant d’objets matériels aptes à témoigner du style, des coupes et matières, des techniques et savoir-faire, des codes, du vocabulaire, de l’ADN, de l’identité, de la patte de son Fondateur et de ses successeurs, propres à la Maison et ce faisant à son histoire et héritage. Cela peut s’illustrer par une grande diversité d’objets tels que par exemple : les modèles en eux-mêmes, les prototypes, les croquis préparatoires originaux, les moodboards, les échantillons de tissus, les bibles, les empreintes, les planches de collections, les fiches de manutention, les outils de travail (stockman, formes à chapeaux ou à chaussures), les programmes, photographies et captures de défilés, les dossiers de presse, les publicités et campagnes de publicité, les sondages de notoriété, les photographies des modèles exposés lors d’expositions ou de rétrospectives et des catalogues y afférents. Mais aussi les archives sonores, audiovisuelles, toutes publications, œuvres d’art, mobiliers, etc. Autant de renseignements utiles collectés et conservés sur les anciennes et actuelles pièces et collections de la Maison.
Selon la jolie formule de Rémy Côme, « les archives sont des capsules du temps[1] ».
EN RESUME : Comme le résume Sonnet Stanfill, fashion curator au Victoria and Albert Museum, « if you want to be a so-called heritage brand, you have to be able to tell the story through objects”.
Le succès grand public d’expositions telles que celles consacrées à Messieurs Yves Saint Laurent au Petit Palais en 2010, Jean-Paul Gaultier au Grand Palais en 2015, Christian Dior au Musée des Arts Décoratifs en 2017, ou à Mademoiselle Gabrielle Chanel au Musée Galliéra actuellement, et l’ouverture de musées dédiés à de grands couturiers / Maisons tels que ceux de Gucci à Florence, d’Yves Saint Laurent à Paris et à Marrakech, de Christian Dior à Granville, etc, en témoignent parfaitement.
Cette prise de conscience semble s’être généralisée jusque dans les sphères ministérielles. Suite au rapport sur le patrimoine de la mode d’Oliver Saillard, alors Directeur du Palais Galliera, l’ex-Ministre de la Culture, Madame Audrey Azoulay, avait décidé de créer un label « Patrimoine français de la mode » dans le but de mettre en avant l’exemplarité du travail de conservation de certaines maisons de couture et des marques.
A une époque désormais où les directeurs artistiques ont été poussés à démultiplier leurs collections annuelles, où ils peuvent être amenés à changer de Maisons, les archives sont devenues un point d’ancrage leur permettant de se raccrocher à l’histoire et à l’identité d’une Maison. C’est notamment à partir de cela qu’ils peuvent relever le défi de la nouveauté, en faire une force pour se démarquer des Maisons concurrentes sur un marché très compétitif et nourrir l’appétence du public pour leurs créations. Et il est du rôle du Juridique d’assister la Maison dans l’ouverture de nouveaux chapitres de son histoire.
Si « les modes passent le style est éternel[2]… ». Les archives devraient donc avoir de l’avenir !
Notre cabinet reste à vos côtés pour vous assister dans cette organisation et conservation de vos archives, quel que soit votre domaine d’activités.
[1] Expert en art décoratif du XXeme siècle et contemporain, ancien responsable du Conservatoire des Créations Hermès de 1993 à 1997 cité dans l’article « Les archives mode sont-elles devenues un business ? » publié le 4 avril 2018 sur le site de Fashion Network
[2] Dixit Monsieur Yves Saint Laurent
Séverine Coest Conseil en Propriété Industrielle et Conseil Européen en Marques, Dessins et Modèles. Elle a rejoint le cabinet Santarelli en 2006. Elle conseille et assiste une clientèle variée, composée notamment de grands groupes français, dans de la gestion de leurs portefeuilles et la défense de leurs droits tant en France qu’à l’international.