LA MARQUE PATRONYMIQUE : UN CHOIX SUBTIL ENTRE LES LIENS DU SANG ET LE CONFLIT FAMILIAL
Le patronyme, une marque pas comme les autres, faisant lien avec un individu aux qualités reconnues : une marque animée au sens premier du terme: les marques patronymiques et particulièrement les signes constitués du nom de famille de leur fondateur (parfois associé à un prénom) marquent traditionnellement plus fortement certains secteurs d’activités. On y retrouve principalement l’automobile, le domaine viticole ainsi que celui du luxe et de la mode. Il suffit de citer quelques exemples de fleurons français pour se faire une idée de la place qu’occupe le patronyme comme choix commercial, au titre desquels figurent les marques emblématiques comme « RENAULT » et « CITROÊN » dans le milieu automobile, ou bien « Inès de la Fressange », « Jean Paul Gaultier » et « Yves Saint Laurent », les célèbres créateurs et stylistes français.
Les histoires de famille sont souvent délicates à gérer. Certes le patronyme constitue un droit de la personnalité inaliénable et imprescriptible, mais le Code de la propriété intellectuelle (CPI) permet d’enregistrer à titre de marque un patronyme, sous réserve de satisfaire aux conditions prévues à l’article L 711-1 et suivants du CPI. Toute personne physique ou morale peut donc déposer et exploiter un nom de famille à titre de marque, sous réserve de ne pas porter atteinte à des droits de tiers. Cet enregistrement lui permet alors d’interdire à un concurrent portant un patronyme identique d’en faire usage et/ou de le déposer, tout au moins dans le domaine de la spécialité couverte (ou similaire) par le premier dépôt, sauf exception d’homonymie qui prévoit un usage possible du même patronyme conformément aux usages loyaux du commerce, prévue à l’article L. 713-6 du CPI [1].
La situation critique : lorsque le lien est rompu avec le porteur légitime du patronyme : qu’en est-il quand il y a eu une cession de la marque par la personne qui en porte le patronyme et qu’elle est évincée de l’entreprise du même nom qui l’employait ? L’exception d’homonymie ne devrait pas trouver à s’appliquer ici, car comment justifier la bonne foi?
La cession de la marque patronymique peut alors être source de conflits juridiques entre le nouveau détenteur de la marque patronymique et l’individu ayant donné son nom. Ce dernier peut alors être limité dans l’usage commercial de son patronyme. Ces types de conflits sont fréquents dans le domaine de la mode, notamment quand il s’agit d’exploiter la notoriété du porteur légitime du patronyme (souvent du Designer/Directeur artistique Maison).
Le domaine viticole, souvent issu d’une propriété familiale, n’y échappe pas. Virginie Taittinger, l’une des descendantes de la famille TAITTINGER, la célèbre marque de Champagne éponyme, a d’ailleurs été au cœur d’un conflit familial qui a duré 4 ans (ce qui est certes long, mais somme toute, presque mesuré si l’on prend en compte certains conflits en Champagne sur des noms comme HEIDSIECK qui ont dépassé le siècle et qui attestent combien est sensible ce type de problématique et l’importance économique, outre juridique, des enjeux en cause…)
Quelques éléments de rappel: la marque Taittinger invoquée par la « SAS TAITTINGER COMPAGNIE COMMERCIALE ET VITICOLE CHAMPENOISE » (ci-après Taittinger CCVC), est la marque verbale « TAITTINGER » enregistrée en 1968 en classes 32 et 33, pour désigner entres autres les vins de champagne. En 2005, Virginie Taittinger a cédé, par l’intermédiaire d’un mandataire, les parts sociales qu’elle détenait dans la société titulaire de la marque. L’acte de cession comportait une clause, aux termes de laquelle la famille s’engageait irrévocablement à ne pas exploiter le nom Taittinger (à titre de marque, nom commercial, nom de domaine ou autre) pour désigner des produits et services concurrents, dans le monde entier.
A l’issue de son licenciement intervenu en 2006, Mme Virginie Taittinger, qui avait travaillé pendant vingt ans au sein de la Maison familiale Taittinger, a décidé en 2008 de créer une société « BM & VT » spécialisée dans la production et la distribution de champagne. Elle a alors déposé une marque « Virginie T » en classes 32 et 33 (visant notamment le champagne) qu’elle exploite sous le logo et enregistre des noms de domaine composés de son patronyme Taittinger et de son prénom Virginie comme <virginie-taittinger.com> et <virginie-taittinger-champagne.com>. Elle communique autour de son histoire de famille sous le patronyme Taittinger.
La société Taittinger CCVC, titulaire de la marque Taittinger, l’a alors assignée devant le tribunal de grande instance de Paris [2]. En invoquant, à titre principal, la violation de la clause du contrat de cession limitant l’usage du nom Taittinger par les cédants et, à titre subsidiaire, l’atteinte à la renommée de sa marque Taittinger et des actes de parasitisme[. La cour d’appel de Paris[3] avait condamné Mme Taittinger pour violation de la clause contractuelle et l’avait déboutée de ses autres demandes. La Cour de cassation avait cassé cette décision[4]. La Cour d’appel de renvoi [5] a mis un terme à ce litige.
Ce qu’il faut retenir de cette décision :
- La responsabilité contractuelle de Virginie Taittinger n’est pas engagée car le mandataire ayant réalisé la cession de marque par mandat, avait pris un engagement dépassant l’étendue du mandat qui lui avait été confié. La Cour de cassation et la Cour d’appel de renvoi ont confirmé ce point « le mandat de vente, qui autorisait, en termes généraux, le mandataire à souscrire à tout engagement ou garantie n’emportait pas le pouvoir, pour celui-ci, de consentir une interdiction ou une limitation de l’usage, par son mandant, de son nom de famille, constitutives d’actes de disposition« . Il appartient donc à l’acheteur de bien vérifier l’étendue des pouvoirs confiés au mandataire pour valider la cession ainsi que les clauses de garanties attachées à cette cession.
- S’agissant de l’atteinte à la renommée de la marque TAITTINGER, la Cour d’Appel de renvoi distingue les références faites à la personne Virginie Taittinger des références faites directement à la marque de renommée Taittinger. Finalement, il convient de procéder en deux temps : apprécier le profit indûment tiré de la renommée de la marque par Virginie Taittinger ; et, une fois l’atteinte caractérisée, examiner l’existence d’un éventuel juste motif.
- La Cour de renvoi a considéré que l’usage du nom Taittinger pour désigner Valérie Taittinger comme personne, ce qui est le cas des références faites à son parcours professionnel, à sa réalisation ou encore la réservation des noms de domaine au sein desquels le nom Taittinger est toujours associé au prénom Virginie, ne constitue pas une atteinte au caractère distinctif ou à la renommée de la marque Taittinger ni ne tire indûment profit de ces éléments. Les références actuellement relevées sur le site internet de Virginie Taittinger (accessibles à l’adresse www.champagnevirginiet.com) comme entrent, selon nous, pleinement dans les conditions ci-après énoncées par la Cour de renvoi.
- S’agissant des références explicites à la Maison de Champagne Taittinger en lien avec ses origines familiales, comme la référence ci-après (extraite du site internet www.champagnevirginiet.com), la Cour d’Appel de renvoi estime que bien qu’elles tirent profit de la renommée de la marque Taittinger, il s’agit de références « légitimes » exonératoires de responsabilité, en raison des origines familiales de Virginie Taittinger et des très nombreuses années passées dans cette société. Pour les juges, « ces circonstances, exclusives de toute mauvaise foi et de tout comportement contraire aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale […] constituent autant de justes motifs qui conduisent à écarter le grief d’atteinte à la marque de renommée« .
- Sur les demandes au titre du parasitisme : elles ont été rejetées car les références faites au nom commercial et à la dénomination sociale Taittinger étaient légitimes et non fautives « nonobstant le prestige et la notoriété acquise« , et soulignant par ailleurs que Mme Taittinger avait apporté la preuve d’efforts d’investissements personnels.
CONCLUSION : cette décision est heureuse pour Virginie Taittinger, mais il s’agit probablement là d’une affaire très singulière, qui s’explique par la longue carrière de l’intéressée au sein de l’entreprise familiale notoirement connue et de l’usage fait de son patronyme de façon purement factuelle, descriptive et en lien direct avec sa position au sein de la Maison Taittinger, lorsqu’elle était une entreprise familiale. Il est peu probable que cette affaire soit transposable dans la plupart des conflits liés aux cessions de noms patronymiques.
En pratique, il faut retenir que le titulaire du nom patronymique rencontrera beaucoup de difficultés pour récupérer son nom et l’utiliser sans l’accord de la société à qui il l’a cédé, a fortiori quand il est évincé de la structure qui l’employait.
Quand la marque patronymique est cédée, son vendeur, en cédant la marque, s’engage à assurer une jouissance paisible des droits cédés au cessionnaire.
Concrètement, cela signifie qu’il s’engage à ne pas contester les droits du cessionnaire sur cette marque (il s’interdit d’initier une action en déchéance pour non-usage par exemple).
Il s’interdit aussi d’utiliser le patronyme pour un usage commercial dans la vie des affaires ou de le déposer à titre de marque (d’ailleurs sur ce point, Virginie Taittinger a bien pris soin de ne pas déposer la marque « VIRGINIE TAITTINGER », mais « Virginie T », car la décision de la Cour aurait été tout autre).
Si le cédant du nom patronymique, souhaite s’arroger un tel droit, il est donc impératif qu’il prenne des précautions contractuelles expresses et non ambiguës au moment de la cession, en indiquant spécifiquement l’usage ultérieur dudit nom qu’il entend faire à titre commercial.
La marque patronymique n’est pas des plus simples. Elle se heurte aussi aux droits extrapatrimoniaux attachés au nom patronymique ainsi qu’à la liberté d’exercice d’une activité professionnelle.
Pour s’éviter certains aléas liés au patronyme familial, l’alternative pourrait être alors de s’orienter vers des marques constituées de patronymes inventés, comme le célèbre saucisson « Justin Bridou », un pur néologisme issu de « Juste Un » (en référence à l’unique saucisson) et BRIDOU (en référence aux saucissons traditionnels lesquels sont « bridés »). Cela a le mérite de ne pas empêcher l’usage de son nom de famille, lorsqu’il y a une cession de marque, et de ne pas risquer d’associer son nom à une image de marque (notamment en cas de scandale)….mais tout est affaire de goût et d’histoires de famille, un équilibre bien fragile à trouver entre le nom de famille et la marque. Quel que soit le choix de la marque patronymique (nom de famille réel ou inventé), il est indispensable d’en vérifier sa liberté d’exploitation (un nom de famille inventé peut porter atteinte à la marque ou au nom patronymique réel d’un tiers) en effectuant, préalablement à tout usage ou dépôt de marque, des recherches d’antériorités avec l’assistance d’un Conseil en Propriété Industrielle, expert en droit des marques, en vue de déterminer les éventuelles contraintes juridiques sur ledit nom.
Séverine FOULATIER-BRUCO est Conseil en Propriété Industrielle et Conseil Européen en Marques, Dessins et Modèles, dotée d’une double expertise tant en entreprises qu’en Cabinets : après avoir passé 14 années en entreprise en qualité de juriste Marques dédiée à la défense des marques notoires, elle exerce depuis 10 ans en Cabinets de Conseil. Elle a rejoint le Cabinet Santarelli en 2012. Elle conseille et assiste une clientèle variée, composée notamment de grands groupes français, dans la gestion de leurs portefeuilles et la défense de leurs droits tant en France qu’à l’international.
[1] L. 713-6 I 1°du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) dispose « Une marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires, conformément aux usages loyaux du commerce : 1° De son nom de famille ou de son adresse lorsque ce tiers est une personne physique » ;).
[2] Tribunal de grande instance de PARIS -3e chambre 1re section – du 12 février 2015- RG n°14/07309 »
[3] Cour d’appel de Paris, Pôle 5, 1er juillet 2016, n° 2015/07856
[4] Cour de cassation Cass. com., 10 juill. 2018, K/2016/23694
[5] CA Paris, 3 mars 2020, Pôle 5 ch.1, n° 18/28501Taittinger Compagnie Commerciale et Viticole Champenoise SAS c. Virginie T et SELAFA MJA (Me Valérie L-T, mandataire liquidateur de la Sté BM & VT)
(Confirmation TGI Paris, 3e ch., 1re sect, 12 févr. 2015, 2014/07309, M20150631 ; sur renvoi après cassation CA Paris, pôle 5, 2e ch., 1er juill. 2016, 2015/07856, M20160363 ; Cass. com., 10 juill. 2018, K/2016/23694, M20180279, PIBD 2018, 1101, III-592 ; D, 28, 26 juill. 2018, p. 1549 ; Gaz Pal, 30, 11 sept. 2018, p. 42 ; L’Essentiel, 10 nov. 2018, p. 7, note de D. Lefranc ; D, 44, 27 déc. 2018, p. 2444, note d’A-C. Le Bras ; Propr. industr., sept. 2019, p. 32, note de J. Cayron)