De la responsabilité des bailleurs en matière de contrefaçon : de l’équilibre fragile entre la qualification d’intermédiaire, la liberté du commerce, la connaissance et la participation…
Le marché aux puces de Saint-Ouen est « connu » pour la vente d’articles contrefaisants[1]. Les grandes Maisons de luxe sont généralement visées et y mènent donc une lutte constante afin de défendre leurs droits, mais également pour prévenir la dégradation et la banalisation de leurs marques.
Après y avoir repéré plusieurs stands quasi exclusivement dédiés à la vente de vêtements et des chaussures contrefaisants reproduisant leurs marques, diverses sociétés ont intenté des actions conjointes en référé-contrefaçon[2]. Les sociétés demanderesses ont assigné les commerçants exploitant ces stands. Toutefois, prenant acte de l’inefficacité des actions engagées exclusivement à l’encontre des exploitants, elles se sont également retournées contre le propriétaire des locaux en question, arguant de sa qualité d’intermédiaire.
En effet, afin d’augmenter l’efficacité de la lutte contre la contrefaçon, la Directive 2004/48/CE du 29 avril 2004 (transposée en droit français notamment dans l’article L716-4-6[3] du Code de la propriété industrielle ) a imposé aux Etats membres de garantir que les intermédiaires, dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit de la propriété intellectuelle, puissent être contraints de prendre des mesures visant à y mettre fin et à prévenir de nouvelles atteintes et ce, indépendamment de leur propre responsabilité éventuelle dans les faits litigieux.
En statuant sur le litige, le juge des référés procède à une analyse en deux temps :
- Il constate que les éléments de preuve produits par les requérantes établissent une atteinte vraisemblable à leur droit de marques et fait donc droit à leurs demandes de mesures provisoires dirigées contre les exploitants de stands, visant à cesser les actes de contrefaçon.
- Partant de ce premier constat, le Tribunal se livre ensuite à l’analyse du bien-fondé de la demande formulée au visa de l’article L 716-6[4], dirigée à l’encontre du bailleur assigné en tant qu’intermédiaire. Il rappelle que cet article consiste en la transposition en droit français de l’article 11 de la Directive 2004/48 et doit être interprété à la lumière de deux arrêts majeurs de la CJUE statuant sur la responsabilité des intermédiaires dont les contrefacteurs utilisent les services pour porter atteinte à un droit de la propriété intellectuelle, à savoir les arrêts L’Oréal c/ eBay[5] et Tommy Hilfiger c/ Delta Center AS[6].
Et notamment :
– afin qu’un opérateur économique puisse être qualifié d’« intermédiaire » au sens de la Directive, il doit fournir un service susceptible d’être employé par une ou plusieurs autres personnes pour porter atteinte à un ou à plusieurs droits de propriété intellectuelle, sans qu’il soit par ailleurs nécessaire qu’il entretienne une relation particulière avec cette ou ces personnes[7].
– en matière de marchés en ligne, comme en matière de marchés physiques, la CJUE a confirmé qu’un exploitant de places de marché (bailleur) peut être qualifié d’« intermédiaire » dont les contrefacteurs utilisent les services pour porter atteinte à un droit de la propriété intellectuelle, et que celui-ci est susceptible d’être enjoint de prendre des mesures afin de mettre fin à ces atteintes et à prévenir leur réitération, mesures qui doivent être effectives, proportionnées et dissuasives et ne doivent pas créer d’obstacles au commerce légitime.
– ainsi, il ne saurait être exigé de l’intermédiaire qu’il exerce la surveillance active générale et permanente de ses clients ou encore que les injonctions aient pour effet d’instaurer une interdiction générale et permanente de mise en vente des produits portant la marque contrefaite sur cette place de marché.
– en revanche, un intermédiaire peut être contraint de prendre des mesures afin d’éviter qu’un marchant se livrant à des actes de contrefaçon ne reproduise de nouvelles atteintes de même nature sur la marque déjà contrefaite.
Ces différents éléments étant rappelés, le juge des référés constate que le propriétaire des stands du marché aux puces de Saint-Ouen met ses locaux à la disposition des commerçants auteurs des contrefaçons et dès lors fournit bien un service de location utilisé en vue de proposer à la vente des articles apparaissant comme des contrefaçons.
A l’aune des deux arrêts précités, le Tribunal conclut que celui-ci a donc bien la qualité d’« intermédiaire » dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit de la propriété intellectuelle.
Les propriétaires des stands ont été ainsi enjoints, sous astreinte, de justifier la prise de toutes les mesures utiles à l’encontre de leurs locataires visant à empêcher la poursuite des actes de contrefaçon.
Il s’agit, à notre connaissance, des premières condamnations en France de bailleurs en tant qu’intermédiaires.
Une action à l’encontre des intermédiaires pourrait ainsi s’avérer être un outil efficace pour les titulaires de droits dans leur lutte contre les contrefacteurs, en privant ces derniers d’une partie de leurs moyens logistiques. Par ailleurs, la décision, en contraignant le bailleur à agir contre son locataire sous peine d’une astreinte augmente la probabilité d’une réaction rapide contre les contrefacteurs. La dimension dissuasive de la décision ne saurait donc être négligée.
Cela étant, cette décision soulève également des interrogations.
En effet, la décision sous-tend que le bailleur ait la possibilité de s’assurer que le locataire ne se livre pas à des actes de contrefaçon, mais aussi qu’il soit capable de qualifier les biens vendus.
Or, si en matière de vente en ligne, il est possible de recourir à la procédure instaurée par la Loi pour la confiance dans l’économie numérique, qui permet aux titulaires de droit de notifier à un hébergeur un « contenu manifestement illicite » et de demander son retrait, l’application de la décision pour les locaux commerciaux physique apparait nettement plus complexe.
En effet, le signalement d’un acte de contrefaçon à un bailleur par un titulaire de droit n’est pas encadré par une procédure spécifique qui donnerait fondement au bailleur de s’assurer de la nature licite des bien vendus. En outre, le bailleur n’a pas nécessairement la compétence pour juger que les articles sont réellement contrefaisants. Il peut par exemple s’agir d’articles authentiques pour lesquels les droits ont été épuisés (article acheté légalement puis revendu). Dès lors, comment peut-il prendre, en toute connaissance de cause, une mesure proportionnée pour contraindre son locataire à cesser une vente qui pourrait par ailleurs s’avérer parfaitement licite ? Le pourrait-il, la proportionnalité de son initiative serait toujours susceptible d’être discutée.
Ces décisions saluées par la Doctrine devront donc se confronter à une réalité sans doute un plus complexe qu’il n’y parait. Notre Cabinet reste à votre entière disposition pour vous accompagner et vous conseiller dans la défense de vos droits.
Tetyana Delory est Conseil en Propriété Industrielle et Conseil Européen en Marques, Dessins et Modèles. Elle a 9 ans d’expérience en cabinets de conseil et exerce au sein du Cabinet Santarelli depuis décembre 2019. Elle conseille et assiste une clientèle de profil varié – allant des grands groupes aux PME – dans de la gestion de ses portefeuilles et la défense de ses droits tant en France qu’à l’international.
[1] En 2018, la brigade des puces a saisi l’équivalent de 2,6 millions d’euros de vêtements contrefaits : Le Figaro « LVMH a fait condamner des propriétaires des puces de Saint Ouen pour leurs contrefaçons », 10 février 2020 : https://www.lefigaro.fr/societes/lvmh-a-fait-condamner-des-proprietaires-des-puces-de-saint-ouen-pour-leurs-contrefacons-20200210
[2] TGI Paris, ord.réf., 14 oct. 2019, RG19/57383 ; TGI Paris, ord.réf., 18 nov. 2019, RG19/57461 ; TGI Paris, ord.réf., 18 nov. 2019, RG19/57407 , TGI Paris, ord.réf., RG 19/57403.
[3] Anciennement article L. 716-6
[4] L’article L.716-6 est devenu l’article L. 716-4-6 depuis l’ordonnance n°2019-1169 du 13 novembre 2019 relative aux marques de produits ou de services. L’alinéa 1 de l’article L716-4-6 dispose : « Toute personne ayant qualité pour agir en contrefaçon peut saisir en référé la juridiction civile compétente afin de voir ordonner, au besoin sous astreinte, à l’encontre du prétendu contrefacteur ou des intermédiaires dont il utilise les services, toute mesure destinée à prévenir une atteinte imminente aux droits conférés par le titre ou à empêcher la poursuite d’actes argués de contrefaçon ».
[5] CJCE, C-324/09, 12 juillet 2011
[6] CJCE, C-494/15, 7 juillet 2016
[7] Définition donnée par la CJCE dans l’arrêt C‑314/12 (UPC Telekabel Wien) du 27 mars 2014